Histoire de la chartreuse
Histoire,
de l'Élixir à la liqueur
Liqueur aux 130 plantes , ce nombre étant le seul élément connu sur une recette qui conserve tout son mystère, la Chartreuse a su porter très loin sa renommée : celle de l’Ordre qui a élaboré et mis au point la recette dans ses différentes versions mais, aussi, celle d’un massif auquel l’emblématique et raffiné breuvage a emprunté son nom. Il y a bien longtemps que la Chartreuse, liqueur, a su s’ouvrir au monde, s’insérant presque au registre de la « culture » populaire en nombre d’endroits du globe. Mais, comme à l’origine et en dehors de la période où les chartreux expulsés étaient hors de France, c’est en Chartreuse que s’opère sa production. Tout près du Monastère de la Grande Chartreuse où résident les trois seules personnes connaissant « la » formule secrète.
Les liqueurs Chartreuse tiennent leur nom de l’Ordre des chartreux, qui tire le sien d’un lieu où Bruno et ses six compagnons décidèrent de s’implanter en 1084 : le « désert » de Chartreuse.
C’est dans ces montagnes austères que fut érigé un ermitage pour vivre en solitude et en communauté, en prières et en contemplation, dans le silence du monastère.
La devise d’autosuffisance des chartreux leur impose de trouver des moyens de subsistance dans leur environnement proche : ils deviendront successivement éleveurs, pisciculteurs, exploiteurs des forêts de Chartreuse, et même maîtres de forges.
En 1084, l’ancien écolâtre de la Cathédrale de Reims, Bruno (né à Cologne) et ses six compagnons arrivent dans le Désert de Chartreuse. D’autres monastères suivant la même règle voient le jour en Europe. En 1257, les moines chartreux répondent à l’appel du roi de France, Saint Louis, et fondent un monastère à Vauvert, en lisière de la capitale, dans l’actuel Jardin du Luxembourg. Un demi-siècle plus tard s’élève en ce lieu la « Chartreuse de Paris » entourée de jardins et de pépinières qui favorisent l’intérêt des moines pour l’art de la pharmacopée. Dans le cadre de leurs activités, les chartreux côtoient le médecin et théologien Arnaud de Villeneuve ainsi que son élève Raimond Lulle, célèbres pour leurs études sur les plantes médicinales et pour avoir présenté un nouveau médicament : l’eau-de-vie, obtenue après distillation de vin. Les moines mettent alors au point plusieurs élixirs de jouvence appelés eaux-de-vie, qui sont utilisés pour leurs vertus thérapeutiques.
C’est ainsi qu’en 1605 le Duc François-Annibal d’Estrées, qui a foi en leurs savoirs et connaissances, remet aux chartreux de Paris un document dont les origines demeurent mystérieuses.
Ce manuscrit contient une liste de plantes hétéroclites et quelques indications pour établir un Élixir de « longue vie ». En 1614, une apothicairerie est construite dans le monastère parisien de Vauvert sous la responsabilité de Frère Claude Obriot, ce qui permet de mieux travailler l’art des plantes. Malgré un travail acharné, les moines ne parviennent pas encore à trouver l’équilibre parfait pour leur Élixir à partir du manuscrit. Après un séjour à Paris en 1736, Dom Michel Brunier de Larnarge découvre ce manuscrit. Lorsqu’il devient prieur de la Grande Chartreuse et Général de l’Ordre, en 1737, il demande à ce que le manuscrit soit transféré à la Grande Chartreuse.
Frère Bruno et Frère André vont alors développer, avec abnégation, une nouvelle formule dont la couleur est rouge. Après leurs décès, leur successeur Frère Jérôme Maubec parvient en 1755 au résultat final proposant un remède à 71° « fort renommé » dont le procédé sera consigné dans le manuscrit, tout en précisant : « il ne faut pas qu’il [le manuscrit] sorte jamais de chez le Révérend Père. » Après la mort de Frère Jérôme Maubec en 1762, on fait appel à Frère Antoine Dupuy pour poursuivre ce travail. Il améliore la méthode de la formule et la nouvelle couleur est désormais « un peu verdâtre » au goût « âcre, piquant et actif ».
En 1764, ce procédé et ses sept opérations successives sont fixés dans un nouveau manuscrit de sept pages au titre explicite : « Composition de l’Élixir de Chartreuse. »
Cette date est un moment fondateur.
Au cours de ses 700 premières années d’existence, l’Ordre a rencontré de nombreuses vicissitudes, mettant sur son chemin pour n’en citer que quelques-unes : une avalanche, huit incendies et la peste, qui fit de nombreuses victimes parmi les chartreux. Au 18e siècle, elles se poursuivent avec la Révolution française qui entraîne des années d’errance du manuscrit et des heurts politiques, au cours desquels les chartreux seront même expulsés du Royaume de France.
À la fin du 18e siècle, l’Élixir de santé est proposé à quelques amateurs éclairés sur les marchés de Grenoble et de Chambéry. Le Frère Charles livre les flacons à dos d’ânes, calés entre des sacs de foin. Il existe aussi quelques dépositaires comme à Saint-Marcellin, Le Sappey, Bourgoin, La Tour-du-Pin, Voreppe, Chambéry, Crémieu, Les Échelles, Pont-de-Beauvoisin et Voiron.
Cet élan prometteur est brisé par les crises politiques qui éclatent en 1788 avec la Journée des Tuiles à Grenoble, précédant le basculement de la Révolution française l’année suivante. En 1790, l’Assemblée nationale promulgue la loi sur la constitution civile du Clergé et le gouvernement dresse alors l’inventaire des biens des chartreux. En 1792, l’État décide de chasser les moines de la Grande Chartreuse, de Vauvert et de tous les monastères en France. C’est dans ce contexte troublé que le manuscrit passe de main en main.
En 1800, sous le régime consulaire, Pierre Liotard, ancien pharmacien de la Chartreuse, le récupère des mains de Dom Basile Nantas, ancien vicaire à la Chartreuse de Prémol où ils se sont connus, et le garde précieusement. En 1816, par ordonnance royale de Louis XVIII, les chartreux sont autorisés à regagner leur monastère dévasté. Sous l’impulsion de Dom Ambroise Burdet, et grâce à ses notes, ils vont s’appliquer à produire de nouveau l’Élixir. La production reste alors restreinte, seul un petit alambic étant réinstallé. Les moines développent aussi des soins comme le dentifrice, le « Spécifique » contre le mal de dents, la boule d’acier ou des sirops.
Huit ans de travail conduisent à la « bonne recette pratique » mise par écrit par Dom Messy. À partir de 1825, des écrits témoignent du développement d’un nouvel « Élixir de table ou de santé ». Cette nouvelle liqueur, s’élevant à 60°, a des vertus médicinales qui vont aider à lutter alors contre la terrible épidémie de choléra qui frappe la France et l’Europe en 1832. Outre cet aspect médicinal, les moines saisissent que ce nouvel élixir, dont la production est de trois cents litres par an, peut désormais devenir une véritable liqueur au goût unique. En 1835, les moines récupèrent enfin leur manuscrit contre 3.000 francs auprès de la veuve de Pierre Liotard, permettant les derniers ajustements pour leurs liqueurs.
En 1838, une liqueur de Mélisse qui se caractérise par une couleur blanche est mise au point par Frère Bruno Jacquet. Cette même année, Frère Colomban Mure-Ravaux élabore juste avant de décéder un tout autre assemblage, plus doux à la couleur jaune pâle. Celle-ci préfigure une autre nouveauté en 1840 : la « Chartreuse Jaune ». C’est dans cet esprit volontaire que le Père Garnier, procureur et responsable des Liqueurs, décide, toujours en 1840, d’appeler une autre liqueur de santé élaborée avec patience par les moines : la « Chartreuse Verte ».
À partir de 1840, les liqueurs sont commercialisées sous le nom de « Chartreuse », mais la marque n’est pas encore déposée. En 1841, la recette du premier mois est égale à celle des ventes de l’année précédente : le succès est rapide. Grâce aux revenus générés par la vente des liqueurs et le désormais très célèbre élixir, le monastère peut s’adonner à davantage de charité au cours des années qui suivent. La présence de soldats dans le massif en 1848 va faire la réputation de la Chartreuse : ils la dégustent et en parlent dans toutes les casernes ! Ce succès déclenche inévitablement la création de contrefaçons, obligeant les chartreux à mettre sur leurs bouteilles et flacons la mention « Liqueur vendue à la Grande-Chartreuse », accompagnée de la signature L. Garnier.
À partir de 1840, les ventes deviennent le revenu principal du monastère et elles décupleront l’année suivante. Parallèlement au développement rapide de la « Chartreuse Verte », la « Chartreuse Jaune » commence à trouver des amateurs qui découvrent une liqueur plus douce à 43°. Les visiteurs du monastère, comme le rappelle Dom Jean de La Croix-Dufaître, se voient alors offrir « un petit verre de liqueur pour 5 centimes ». Sa renommée est telle qu’on la désigne sous le vocable de « Reine des liqueurs ». Les liqueurs et l’Élixir s’exportent désormais à Lyon ou Bordeaux, mais aussi à Vienne, Gap, Genève, Marseille, Nancy, Nevers et même à Paris et en Italie, bien que la marque ne soit toujours pas officiellement déposée. À partir de 1848, la situation des moines s’améliore et les ventes progressent grâce à une garnison militaire installée en Isère. Après avoir découvert la « Chartreuse Jaune » lors d’une visite au monastère, ils en font la publicité. Le succès est tel que les contrefaçons et les procès s’accumulent. Pour mettre fin aux copies, les Pères Chartreux fabriquent des bouteilles spéciales et y apposent des étiquettes et des cachets « Liqueur fabriquée à la Grande Chartreuse » accompagnés de la signature de Dom Louis Garnier. Le 20 novembre 1852, ce dernier dépose une première fois la marque pour les chartreux.
En 1864, l’accroissement de la production et du commerce de liqueurs, mais aussi la volonté de limiter les transports et d’éviter les risques d’incendies dans le monastère, oblige la distillerie à être transférée du monastère à Fourvoirie sur la commune de Saint-Laurent-du-Pont. En outre, après des années de débats et de procédures, une lettre du Pape recommande au prieur de Chartreuse « d’éloigner » du monastère « la fabrication de la liqueur », pour y conserver le silence, le recueillement et la solitude. Parallèlement, un lieu d’entrepôt et d’expédition est installé à Voiron. Les travaux d’aménagement des deux sites ont été entrepris dès 1860 à l’initiative du Révérend Père Dom Jean-Baptiste. Au monastère est conservé le dépôt des plantes aromatiques. À la fin des années 1860, les contrefaçons ne cessent pas et une quinzaine de procès se déroulent jusqu’en 1868. Dom Louis Garnier enregistre alors la marque de commerce en 1869. Malgré cette protection, le Guide pratique du distillateur observe que la Chartreuse est, « de toutes les liqueurs, celle qui a donné lieu au plus grand nombre de contrefaçons ». Le Vatican est satisfait de l’activité des moines, car chaque année, depuis 1865, elle permet de subvenir aux besoins du Séminaire français de Rome mais aussi de venir en aide aux populations locales, comme ce fut le cas lors du terrible incendie qui ravagea Saint-Laurent-du-Pont en 1854, ou encore avec la construction d’un hôpital en 1892 dans ce même village.
Le début du 20e siècle est marqué par un anticléricalisme puissant qui estime que l’affranchissement des esprits exige l’effacement des religions. Depuis la Révolution française, l’Institution monastique est violemment atteinte et les chartreux, ayant résisté à une première vague d’expulsion des congrégations non autorisées, se voient porter un coup terrible par l’article 13 de la loi du 1er juillet 1901 (Waldeck Rousseau) : « aucune congrégation religieuse ne peut se former sans une autorisation donnée par une loi qui déterminera les conditions de son fonctionnement ». Les chartreux seront bientôt expulsés.
En 1902, après l’accession à la présidence du Conseil d’Émile Combes, une politique peu favorable aux ordres monastiques est engagée en France. Visionnaires, les Pères Chartreux ont créé une structure en Espagne, La Uníon Agrícola, dès le 27 décembre 1901, et ils ont placé trois laïcs de confiance à sa tête. Le 13 avril 1903, un commissaire les prévient qu’ils doivent quitter le monastère et, quinze jours plus tard, des soldats viennent les expulser, sous les protestations de la foule dauphinoise.
Ils organisent alors le repli de la distillerie à Tarragone en Espagne au sein d’une ancienne usine de filature et de tissage que l’Ordre avait acquise vingt ans plus tôt. En France, le liquoriste Cusenier récupère les droits sur la marque et crée la Compagnie Fermière de la Grande Chartreuse pour gérer les installations. Il faudra des années pour que les moines puissent réparer cette injustice. En Espagne, la production de liqueur débute en 1904 et partout les procès se multiplient. Mais la réputation de la « Liqueur fabriquée à Tarragone par les Pères Chartreux » et le savoir-faire des moines sont inimitables. Peu à peu, les religieux parviennent à récupérer les droits sur leur marque à l’étranger. Dès 1912, les ventes vont être croissantes, après que la Cour suprême des États-Unis interdit sur le sol américain la liqueur de « la Compagnie Cusenier ».
En 1921, les Pères Chartreux installent leur nouvelle distillerie à Marseille. Pendant une décennie, ils vont relancer leurs ventes en France, et Paul Brézun, responsable de la commercialisation depuis 1881, dispose désormais d’un budget publicitaire conséquent. En outre, la Chartreuse bénéficie d’une reconnaissance hors norme en apparaissant dans le célèbre roman de Francis Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique publié en 1925. Face à ces succès, alors que les produits de la Compagnie Fermière sont boudés par les consommateurs, celle-ci fait faillite en 1929. La Compagnie Française de la Grande Chartreuse, gérée par les moines, peut enfin retrouver son bien et récupérer sa marque. Mais, il faut tout remettre en marche à Fourvoirie. Après quatre années de travaux impressionnants, la production reprend.
En 1935, un nouveau drame frappe la Chartreuse : un glissement de terrain emporte les installations de Fourvoirie. Face au destin, tout le monde se mobilise et la production reprend quelques mois plus tard à Voiron. En Espagne, la guerre civile frappe à son tour la liqueur et la distillerie de Tarragone subit un bombardement en 1938, l’année même où la liqueur apparaît dans le film d’Alfred Hitchcock Une femme disparaît. L’époque est difficile, de nombreux drames frappent la Chartreuse, une lueur d’espoir naît avec le retour des moines au monastère en juin 1940 grâce à un décret de Georges Mandel. Il faudra attendre la Libération en 1945, pour retrouver la normalité et une forme d’apaisement. Les chartreux décident alors de faire évoluer l’image de la liqueur et l’année 1950 va s’affirmer comme celle du renouveau. Une nouvelle étiquette pour la marque Chartreuse, une forte dynamique publicitaire et commerciale et une croissance accompagnent ce temps des "Trente Glorieuses".
Publicité et marketing
Désormais, la publicité est repensée, le nom devient en 1951 « La Chartreuse », et la signature de la marque s’affirme aux quatre coins de la France et à l’étranger sur une multitude de supports comme les buvards, les objets de restauration ou dans des campagnes de presse de plus en plus originales. Le design des bouteilles est également renouvelé, on reprend le marquage en relief comme cela était fait avant 1880. On reprend également l’étiquette de Dom Louis Garnier déposée en 1869. Par ces actions, on souhaite redonner aux bouteilles de liqueur Chartreuse leur identité originelle.
Avec les "Trente Glorieuses", la reconstruction de la France inaugure une période de tranquille croissance pour les liqueurs. En 1951, le mot « Chartreuse » est apposé, seul, sur les étiquettes. Le design des bouteilles est renouvelé, on reprend le marquage en relief. À la fin des années 1950 sont lancées des campagnes publicitaires d’envergure, les dessins de Charles Lemmel sont progressivement remplacés par des montages photographiques. Dans le même temps, les premières publicités radiophoniques font entendre des chants d’oiseaux et des chuchotements évoquant le silence de la vie des moines alors qu’au cinéma, on montre des champs de fleurs... Les chartreux et le monastère laissent place à la bouteille de liqueur, au massif de la Chartreuse et à des scènes de consommation. En même temps la production est maintenue à Tarragone. L’engouement pour la Chartreuse est à son apogée et les ventes sont en forte hausse aux États-Unis.
Pour marquer cette époque est créée en 1963 la « Chartreuse Vieillissement Exceptionnellement Prolongé ». La mythique liqueur VEP a pour particularité d’avoir reposé dans des demi-muids, plus petits que les foudres. Chaque bouteille est ensuite numérotée avec son millésime de mise en bouteille.
En 1966, le chantier d’agrandissement des caves de Voiron va répondre à cette croissance. C’est aussi l’époque de l’association de la liqueur à de grands événements, comme le couronnement de la reine Elizabeth II (1953) ou les Jeux Olympiques d’hiver à Grenoble (1968). La Chartreuse a aussi sa propre caravane publicitaire lors du Critérium cycliste du Dauphiné Libéré jusqu’à la fin des années 1970. La renommée s’installe et les consommateurs du monde entier veulent découvrir « la plus longue cave à liqueurs du monde » sur cent soixante-quatre mètres !
Dans les années 1970-1980, avec le slogan « Osez le verre vert ! », la Chartreuse élargit sa gamme sous l’impulsion de Chartreuse Diffusion, structure créée en 1970 pour la vente et la publicité. La liqueur se décline alors en « Chartreuse Orange », « Chartreuse Myrtille » , ou encore l’éphémère « Chartreuse Framboise ». Une édition spéciale est créée en 1976 pour le bicentenaire des États-Unis alors même que le cocktail « Swampwater », à base de jus d’ananas et de « Chartreuse Verte », connaît un succès incroyable outre-Atlantique. Mais cette belle histoire va connaître un arrêt brutal obligeant la marque à s’adapter à un monde en profonde mutation à partir de 1982.
Baisse de popularité
Alors que la Chartreuse a acquis une renommée internationale, c’est des États-Unis qu’arrive une mauvaise nouvelle. La crise frappe les ventes de liqueurs et celles-ci s’effondrent outre-Atlantique en 1983. S’ensuit une période de baisse des ventes, également due à la baisse de popularité de la liqueur. Les marchés français et européen sont aussi touchés. Comme en 1789, comme en 1903, comme en 1935, les chartreux vont relever la tête et s’appuyer sur la qualité de leurs recettes et de leurs liqueurs.
Au début des années 1980, les liqueurs de la Chartreuse subissent une crise majeure. Le « Swampwater », cocktail populaire aux États-Unis, n’est plus à la mode. L’univers du cocktail et les consommateurs imposent de nouveaux codes. En 1983, les ventes de « Chartreuse Verte » s’effondrent, les augmentations successives des taxes et les règlementations sur les boissons alcoolisées affaiblissent considérablement le marché français. Le choc est brutal ! Les chartreux n’ont plus de moyens publicitaires mais ils ont le temps avec eux. Ils le prennent et parviennent, en deux décennies, à relever la marque, reposant sur une nouvelle équipe commerciale exclusive, une nouvelle clientèle, de nouveaux slogans… La marque est connue, mais le goût beaucoup moins. Ils décident de faire (re)découvrir et déguster leurs liqueurs. Ils s’appuient désormais sur la tendance des produits régionaux et authentiques. Ils élaborent ainsi de nouvelles formules à l’image du Génépi des Pères Chartreux, véritable boisson montagnarde, créée en 1984, et de la liqueur du 9e Centenaire, la même année, qui commémore l’arrivée de Saint Bruno en 1084.
Une nouvelle communication va accompagner cette mutation profonde de l’identité de la marque, en axant désormais son message sur la région, la tradition, la nature et sur le lieu de fabrication au cœur des Alpes françaises. Au milieu des années 1990, les ventes repartent à la hausse en France et les marchés étrangers sont, un à un, approchés de manière spécifique.
Dans le cadre de ce renouveau et de cette mutation, les chartreux rapatrient en France et commercialisent un stock important de vieilles bouteilles qui demeuraient à la distillerie de Tarragone, tout juste fermée (1989). Une édition Épiscopale (assemblage d’un tiers de Verte et de deux tiers de Jaune) est créée pour célébrer les cinquante ans du retour officiel des chartreux en France (1990). Malgré la fermeture de la mythique distillerie de Tarragone, l’Espagne demeure attachée profondément à la liqueur. Une exposition est même organisée en 1994, en hommage à la Chartreuse devenue la boisson officielle des fêtes de Santa Tecla. Au passage de l’an 2000, les liqueurs « Chartreuse Verte » et « Chartreuse Jaune », comme l’Élixir et les séries spéciales, sont de retour dans l’imaginaire collectif des spiritueux.
Le pari est en passe d’être gagné. En 1999 une Épiscopale d’un litre est lancée et, en 2003, comme un exercice de style, une Épiscopale de 35 cl chromée devient l’incontournable des collectionneurs. Au XXIe siècle, la Chartreuse est un des éléments majeurs de l’univers du cocktail aux quatre coins du monde et elle est à la carte des plus grandes tables. En 2008, c’est la naissance de la « Cuvée des Meilleurs Ouvriers de France » toujours fabriquée par les Pères Chartreux dans le plus grand secret, mais en collaboration avec les Meilleurs Ouvriers de France Sommeliers.
Depuis 1084, les moines chartreux assurent leur propre subsistance selon leur idéal : « Survivre sans jamais tendre la main ». Au cours de leurs 900 ans d’existence, ils ont appris la résilience afin de s’adapter et préserver leur savoir-faire : le temps passe, la Chartreuse demeure.
Le succès aussi bien national qu’international de la Chartreuse n’est plus à démontrer, plus de deux cent cinquante ans après la création de son Élixir. Déjà présente dans le monde de la gastronomie et dans l’univers du cocktail, la Chartreuse est devenue un mythe dans la culture populaire. Après le réalisateur américain Quentin Tarantino, après Bruce Springsteen qui en parle dans sa biographie, Amélie Nothomb dans ses livres, Franck Zappa dans ses chansons et Tom Waits qui l’évoque, le groupe de rock mythique ZZ Top édite en 2012 une chanson-hommage au titre évocateur : Chartreuse — à prononcer à la texane « Chartrousssse » — après avoir redécouvert la liqueur au début de la décennie lors du festival Musilac à Aix-les-Bains.
Depuis plusieurs années, de nouvelles éditions de la liqueur sont créées, comme la série limitée « Vertes et Or » réservée uniquement à la ville de Voiron en 2015 à l’occasion des fêtes de la Chartreuse et en hommage à la ville qui a accueilli la distillerie quatre-vingt ans plus tôt ; mais aussi une édition spéciale créée en 2017, assemblage de Jaune et de Verte servant à la confection de la boisson officielle des fêtes de Tarragone, symbole d’un long siècle de relation entre la liqueur et la capitale de la Catalogne. En 2015, une cuvée exceptionnelle tirée à seulement deux cent quarante exemplaires : la « Une Chartreuse » et renouvelée chaque année sur le principe d’une Solera — ou réserve perpétuelle — voit le jour. En 2019, c’est au tour de la liqueur du « Foudre 147 », qui vieillit encore dans la cave de Voiron, vendue exclusivement dans la boutique Chartreuse de Voiron. Enfin, en 2021, le retour confidentiel des chartreux en France comme distillateurs un siècle plus tôt est célébré par une série limitée : « Marseille 1921-2021. »
Afin de répondre aux attentes de ce nouveau millénaire, la Chartreuse a inauguré le 30 août 2018 la distillerie d’Aiguenoire. Ce choix n’est pas anodin puisque ce terrain a été un lieu d’obédience des chartreux à partir de 1618 où ils possédaient un moulin et une grange, une terre qui leur sera retirée à la Révolution française (1790). Située au cœur du massif de la Chartreuse, elle constitue un véritable retour aux sources pour les moines. Pour rendre visible cette identité multiple de la liqueur, une série de films de plusieurs épisodes intitulée Saisons propose, depuis 2017, de découvrir les multiples facettes de la Chartreuse. Cette web-série aborde différents thèmes, parmi lesquels le savoir-faire, la tradition, l’histoire, le monde du bar, la gastronomie ou encore l’esprit festif de la liqueur. Désormais, le devenir de la liqueur est mis en perspective par le projet Grand Avenir (2015) : pour anticiper le futur, en s’inscrivant pleinement dans le présent et en restant fidèle aux héritages du passé. En 2022, le site des Caves de la Chartreuse à Voiron deviendra le lieu de culture et d’histoire de la Chartreuse.
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